121.
Le soleil brille. Au-dessus de la nationale 7, les oiseaux gazouillent parmi les mimosas en fleur. La Guzzi fend la route, dépassant les camions, slalomant entre les voitures. Isidore retient son casque quand le vent fouette ses lunettes d’aviateur. Légèrement penchée, Lucrèce, cheveux roux en bataille, tourne la manette des gaz. Ils dépassent des ruines romaines, d’autres encore plus anciennes.
L’entreprise informatique américaine qui a fabriqué Deep Blue IV a décidé d’installer sa représentation à Vallauris, la cité des potiers, limitrophe de Cannes. Les locaux ultramodernes se fondent parmi les vieilles pierres rénovées.
Lucrèce enchaîne la roue avant de sa moto à un panneau d’interdiction de stationner.
Un technocrate bon teint dans un parfait costume vert, chemise cravate beiges, coupe de cheveux à ras, les accueille avec un entrain commercial étudié dans les bonnes écoles de management, le regard droit, l’attitude artificiellement ouverte.
— Chris Mac Inley, annonce-t-il en tendant une main sèche qui serre assez fort. Nous sommes fiers d’accueillir la presse parisienne dans notre antenne provençale, mais nous ne saurions trop vous conseiller de vous rendre aux États-Unis à Orlando, en Floride, pour visiter notre maison mère et la décrire à vos lecteurs.
Lucrèce secoue sa tignasse rousse.
— Nous ne sommes pas là pour parler de votre entreprise mais d’un de vos employés.
— Quelqu’un aurait-il commis une bévue ? Quel est son nom ?
— Prénom : « Deep ». Nom de famille : « Blue IV ». C’est un gros cubique au front argenté.
Chris Mac Inley les guide vers son bureau. Les murs sont recouverts de larges écrans à cristaux liquides sur lesquels défilent les galeries du Louvre à la cadence d’un tableau toutes les cinq secondes. Au-dessus du fauteuil sont placardées les affiches des tournois de Deep Blue, le premier gros ordinateur de jeu engagé dans un duel contre les grands maîtres d’échecs. À gauche, une affiche de son successeur Deeper Blue, ou Deep Blue II, remportant la victoire contre Garry Kasparov, et, dessous, posée sur une étagère, sa coupe portant l’inscription « Champion du monde d’échecs ». Puis vient Deep Blue III jouant contre Leonid Kaminsky, avec, là encore, la coupe prouvant que l’ordinateur a gagné.
— Asseyez-vous. Deep Blue IV a été licencié. Il a perdu. Il a mal représenté ses employeurs. C’est un peu comme à la corrida. Le perdant n’a pas de deuxième chance.
— Lors d’une corrida, quand le gagnant est le taureau, on ne lui laisse pas non plus de deuxième chance, rappelle Isidore.
Machinalement, Mac Inley leur tend sa carte de visite argentée et gaufrée.
— C’est juste. Au temps pour moi. Deep Blue IV nous a ridiculisés devant le monde entier. Son chef de projet a été limogé, quant à la machine, nous nous en sommes débarrasses. L’une des devises de notre entreprise est : « Ceux qui échouent trouvent les excuses. Ceux qui réussissent trouvent les moyens. »
L’inscription surplombe en effet son bureau.
— Enfin ce n’était pas, à proprement parler, un « être » responsable.
Le technocrate américain marque une moue.
— De toute façon, même s’il avait gagné il aurait été viré. En informatique, les progrès sont si rapides qu’à peine la partie terminée Deep Blue IV était déjà dépassé. Nous sommes en train de terminer les derniers réglages de Deep Blue V qui, comme vous l’avez peut-être lu dans les journaux, doit bientôt affronter le nouveau champion du monde humain en titre. Voilà notre dernier gladiateur.
Il tend vers le couple une brochure publicitaire en papier couché épais.
— Jusqu’à quel point ces machines sont-elles capables de penser ? demande insidieusement Isidore.
Mac Inley allume son ordinateur personnel au large écran plat, comme s’il voulait vérifier ses e-mails tout en parlant aux deux journalistes. Il se branche sur une banque de données où il peut apprendre qui sont ses deux interlocuteurs. Il constate que l’homme est journaliste à la retraite et la fille simple pigiste. Rien que pour elle, il fait un effort. Il se cale en arrière dans son fauteuil et d’un ton professoral annonce :
— Il faut relativiser les choses. Les ordinateurs, aussi sophistiqués soient-ils, ne sont pas encore capables de réfléchir comme nous. Selon vous, si on réunissait toutes les connexions de tous les appareils électroniques, ordinateurs et autres du monde entier, cela équivaudrait aux connexions de combien de cerveaux humains ?
— Dix millions ? Cent millions ?
— Non. Un.
Les deux journalistes essaient de comprendre.
— Eh oui… Un seul cerveau humain est riche d’autant de connexions que toutes les machines de la planète. On estime qu’un seul cerveau humain contient deux cents milliards de neurones, soit autant que d’étoiles dans la Voie lactée. Chaque neurone peut avoir un millier de connexions.
Cela laisse les deux journalistes songeurs.
— Donc, les humains sont imbattables.
— Pas si simple. Car nous réfléchissons lentement. Une impulsion nerveuse circule à trois cents kilomètres à l’heure. Un signal d’ordinateur file mille fois plus vite.
Lucrèce sort son calepin pour noter le chiffre.
— Donc, les ordinateurs nous surclassent…
— Pas si simple. Car nous compensons notre relative « lenteur » par une « multiplicité » de pensée. Nous exécutons de manière simultanée des centaines d’opérations par seconde alors que l’ordinateur n’en traite tout au plus qu’une dizaine.
Lucrèce raye le chiffre.
— Donc, ils sont moins forts que nous.
Mac Inley fait apparaître le curriculum vitae de la jeune femme et plusieurs photos d’elle qu’il glane dans différents services administratifs.
— On pourrait le penser. Mais c’est le savoir qui augmente nos connexions. Plus on nourrit le cerveau, plus il est fort.
— Donc, l’homme aura toujours le dessus.
Il fait un geste de dénégation.
— Pas si simple. Car si le savoir humain double tous les dix ans, la puissance des ordinateurs double tous les dix-huit mois. Quant au réseau Internet, il double chaque année.
— Donc le temps joue pour eux, ils finiront forcément par nous avoir, note Lucrèce.
— Pas si simple. Parce qu’ils ne savent pas encore bien trier les informations importantes et celles qui le sont moins, ils nous surpassent en quantité d’informations traitées mais pas en qualité de filtrage des bonnes informations. Ils perdent beaucoup de temps à réfléchir sur des choses sans intérêt alors que nous ne sélectionnons que les éléments importants. Aux échecs par exemple, l’ordinateur teste des milliers de combinaisons inutiles, alors que l’homme sélectionne tout de suite les trois meilleures.
— Donc… l’homme… aura toujours…
— Pas si simple. Les programmes évoluent très vite eux aussi. Les programmes, c’est la culture de l’ordinateur. Or les programmes d’intelligence artificielle de dernière génération sont capables de changer leurs propres programmations en fonction de leur réussite, de leurs victoires ou des nouvelles rencontres qu’ils effectuent sur le réseau. Expérience après expérience, discussion après discussion avec d’autres ordinateurs, ils apprennent ainsi à ne plus perdre de temps avec des futilités et à se forger leurs propres capacités d’analyse personnelle.
— Donc…
Il joint ses deux mains par l’extrémité des doigts.
— En fait, c’est un combat équilibré car plus personne ne sait très bien où en est l’intelligence informatique, ni même l’intelligence humaine. Plus nous avançons, plus nous mesurons notre ignorance dans ces deux domaines. Si ce n’est qu’il y a ça…
Il désigne l’affiche derrière lui.
— Les tournois d’échecs qui, finalement, sont les seuls thermomètres objectifs de la confrontation cerveau humain-cerveau des machines.
— Nous parlons d’intelligence mais les ordinateurs n’ont pas de conscience d’eux-mêmes, remarque Isidore Katzenberg.
Mac Inley rajuste le nœud de sa cravate.
Ce sont des journalistes, il faut leur donner des formules toutes faites qu’ils puissent retranscrire.
— Nous avons coutume de dire entre ingénieurs qu’ils ont actuellement le même niveau de conscience qu’un enfant de six ans.
— De « conscience » ?
— Bien sûr. Les nouveaux logiciels ne sont plus d’Intelligence Artificielle (IA) mais de Conscience Artificielle (CA). Ce sont des programmes capables de permettre à la machine de savoir qu’elle est une machine.
— Deep Blue IV savait-il qu’il était une machine ? demande Isidore.
Mac Inley prend son temps avant de lâcher :
— Oui.
— Pouvait-il avoir une autre ambition que vaincre les hommes aux échecs ? interroge Lucrèce.
— Probablement. Il était équipé des nouveaux systèmes de calcul à base de logique floue. C’est-à-dire qu’il disposait d’une marge de « décision personnelle », mais je crois qu’à un certain niveau c’est tellement complexe que même son ingénieur ne sait plus très bien ce que l’ordinateur est capable de faire. Car Deep Blue apprend seul. Il est « autoprogrammable ». Qu’est-ce qu’il a eu envie d’apprendre ? En se branchant sur le Net, il a accès à tous les médias et on ne peut pas savoir ses domaines de « curiosité ». Ce serait de toute manière trop fastidieux à surveiller.
— Ainsi, vous croyez vraiment qu’ils peuvent présenter un début de conscience ?
Mac Inley étire un grand sourire.
— Ce que je peux vous dire, c’est que, depuis peu, nous engageons des psychothérapeutes pour notre service après-vente.
— Des psychothérapeutes !
L’ingénieur commercial revient sur Internet. Il contacte de nouveaux services.
Bon, est-ce qu’ils couchent ensemble ?
Il ouvre un fichier et voit l’hôtel où ils ont réservé, l’Excelsior, suite 122. Deux lits. Il ne peut rien en déduire. Alors il passe aux rapports des femmes de ménage qui, dans cet hôtel, sont consignés.
Deux lits défaits.
Il sourit, amusé de savoir autant de choses sur des gens qu’il ne connaissait pas il y a encore cinq minutes.
— Pourquoi des psychothérapeutes, monsieur Mac Inley ?
— Peut-être pour rassurer les machines qui se demandent qui elles sont vraiment.
Il éclate d’un grand rire.
— Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? On se pose tellement ces questions qu’on a sans doute fini par transmettre ce genre d’interrogations existentielles aux machines.
Isidore sort son petit ordinateur de poche et en actionne le clavier comme s’il notait l’information. Subrepticement, le journaliste scientifique se connecte sur Internet. Il se branche sur la banque de données de l’entreprise qui a fabriqué Deep Blue IV et retrouve la fiche personnelle : « Chris Mac Inley. Employé modèle. »
Isidore ferme le dossier.
Il a modifié sa propre fiche. Ce doit être un fortiche des réseaux informatiques.
Mac Inley se penche et leur confie comme un grand secret :
— Deep Blue V utilisera une nouvelle technologie avec des puces organiques. C’est-à-dire qu’au lieu d’être en silicium ces nouvelles puces seront en matière vivante. En protéines végétales, pour l’instant. Ensuite on passera aux protéines animales. Cela multipliera par cent les possibilités des ordinateurs qui étaient arrivés à leur limite de miniaturisation avec les pièces minérales. Deep Blue V redonnera aux ordinateurs le titre de meilleur joueur d’échecs, je peux vous le garantir.
L’ingénieur se lève pour leur faire comprendre qu’il n’a plus de temps à perdre. Il déclenche un bouton qui fait coulisser la porte et appelle deux vigiles censés les raccompagner.
— Où se trouve maintenant l’objet, Deep Blue IV, « en personne » ? insiste Isidore.
Chris Mac Inley sait que les industriels ont encore besoin de la presse.
— Vous êtes obnubilé par cette vieille casserole, hein ?
Chris Mac Inley fait signe aux vigiles d’attendre. Il fouille dans ses dossiers, puis sort une feuille où il est inscrit que Deep Blue IV a été offert à l’université d’informatique de Sophia-Antipolis.
Comme un cadavre offert à la science.